Steve Haldeman

Mon Maître, mon amour, Tome 1

Extrait

CHAPITRE 1

MA NATURE

Ouf ! Une nouvelle journée de travail terminée ! Enfin chez moi, dans mon appartement douillet ! La nuit arrive de plus en plus tôt ces temps-ci.
Je retire ma veste et mes bottes, j’allume machinalement le téléviseur et vais dans la cuisine me servir un grand verre d’eau.
Assise sur le divan, j’appuie sur toutes les touches de la télécommande mais il n’y a rien qui m’intéresse. J’éteins l’écran, lui préférant mon ordinateur.
Pendant qu’il démarre, je ferme les volets du séjour. J’habite rue de Charonne et le vis-à-vis est important. Comme d’habitude, je peine à ouvrir les vieilles fenêtres en chêne qui doivent dater du siècle dernier.
J’ai envie de tchater ce soir, peut-être vais-je croiser des connaissances ?
À peine connectée, mon écran s’illumine ! C’est Marc qui me salue. Cela fait trois ans que nous dialoguons. Lorsque je l’ai rencontré, il venait de monter son entreprise et, moi, je venais d’emménager chez Mickaël. Depuis nous sommes séparés. Rien que de penser à mon ex me met mal à l’aise, cette relation était vouée à l’échec.
En ce qui concerne Marc, je n’ai pas d’attirance pour lui mais, comme le dit ma meilleure amie, je suis quelqu’un de très constant. Et comme nous nous sommes livrés l’un à l’autre, il y a une affection mutuelle entre nous.
Ces derniers temps ma vie est monotone, ce qui fait que je n’ai pas grand-chose à lui dire, d’autant que je ne me suis jamais intéressée à ses problèmes d’homme d’affaires. Alors nous échangeons sur le thème sur lequel nous nous sommes retrouvés, les relations de domination/soumission.
Il se trouve que j’aime me plier à la volonté d’un autre, alors que pour lui ce serait plutôt l’inverse. Nous en discutons librement car j’ai une petite expérience de ce genre de jeu. Lui aime ces pratiques qu’il ne découvre que sur le papier. De temps en temps, il m’en parle et il arrive que je lui explique ce que j’en pense en faisant un parallèle avec mon vécu. Parfois, j’en dis plus que ce que je voudrais et je suis gênée. Je m’amuse alors à détourner son attention en le provoquant. Quand je le fais tourner en bourrique, il me dit que ça mériterait de bonnes fessées. Cela m’émoustille et me pousse à continuer mes remarques désobligeantes que je ne pense même pas. Cela dit, je sais que tout cela ne donnera jamais rien.
Ah ! Un nouveau message !
Cette fois c’est Stéphane, un garçon avec qui je ne discute que depuis une semaine. Cela fait trois soirs de suite que nous ne faisons que nous croiser, car il devait se rendre au travail lorsque je me connectais. Il est guide pour une société de tourisme. Il ne devait pas travailler hier soir mais il a été contacté en urgence car son collègue était malade et ils ne sont que deux à parler mandarin. Il me dit que, ce soir, on ne devrait pas l’appeler car il n’y a que des clients européens. Nous pouvons échanger toute la nuit si le cœur nous en dit. J’en suis ravie.
Il me propose une webcam. J’accepte sans hésiter.
Il a l’air grand et mignon. Nous nous saluons avec force sourire. Il me dit qu’il me trouve séduisante et j’apprécie. Nous discutons ainsi pendant quelques temps et j’apprends qu’il a 38 ans, qu’il est divorcé et qu’il a deux enfants dont il n’a pas la garde. Il me fait part de son goût pour le théâtre et m’explique qu’il n’en peut plus du spectacle du Moulin Rouge, parce qu’il le voit trois fois par semaine.
Il me fait rire. Il me dit qu’il aime me voir sourire et qu’il apprécierait que nous puissions nous parler au téléphone. Comme il me laisse son numéro, je l’appelle avec mon portable.
Il a une voix très grave. Alors que nous nous regardons toujours par l’intermédiaire de la caméra, il m’invite à sortir samedi. J’accepte tout de suite. Je rougis et souris plus que de raison mais, à ce moment-là, le téléphone fixe sonne. Nous nous quittons rapidement et je me précipite vers le combiné.
‒ Salut c’est moi, tu vas bien ? me dit Gaëlle.
C’est ma meilleure amie.
‒ Oui, très bien et toi ?
‒ Impec’ ! Qu’est-ce que tu fais samedi après-midi ? Manon me rabat les oreilles pour que je lui refasse sa chambre et j’ai enfin reçu la pension de son père. Est-ce que tu veux bien m’aider à détapisser sa chambre et enlever la moquette qui pue ?
‒ Euh… eh bien, pour tout t’avouer, je ne sais pas.
‒ Pourquoi ? Tu pars en week-end ?
‒ Non. On vient juste de m’inviter à sortir samedi, mais on n’a pas encore fixé l’heure.
‒ Ouh ! Tu fricotes en ce moment, toi ! Tu te protèges au moins ?
‒ Mais non ! Aucun homme ne m’a touchée depuis des mois, à mon grand regret !
‒ Désespère pas ! Avec un peu de chance, ce sera le bon !
‒ Croise les doigts pour moi.
‒ Ça va venir, un peu de patience ! Il va falloir que je te laisse, Manon m’appelle pour son bisou du soir ! Tu me tiens au courant ?
‒ Je t’appelle. Promis.

Je retourne à mon écran mais tout le monde est parti. Il est 20 h 45 et mon ventre se fait entendre.
Je me fais un plateau télé et, après un thriller, je vais me coucher.

***

À 7 h 40, la radio se met en marche. L’animateur débite l’horoscope à toute allure.

Vierge : Vous aurez du mal à terminer les tâches qui vous incombent. Lassitude morale et fatigue physique sont au rendez-vous. Ressaisissez-vous !

Eh bien, ça promet ! Direction la douche !
Une demi-heure plus tard, je file vers la station de métro Charonne pour me rendre au travail. Je suis assistante dans une société de recouvrement. Ce travail ne serait pas si difficile si je n’avais pas Madame Meunier pour supérieure. Cette femme n’a rien d’aimable et toute la boîte la sait acariâtre et maniaque. C’est une grande dépressive qui ne marche qu’au Lexomil et qui passe son temps à déblatérer sur les gens avec une vulgarité sans nom. Elle est petite, très grosse, avec des bajoues façon bouledogue. Elle n’est pas très efficace dans son travail, mais tout ce qu’elle entreprend est effectué à la perfection. Notre patron le sait et c’est pourquoi il la garde dans l’entreprise depuis plus de vingt ans.
J’apprécie mes autres collègues, compagnons d’infortune quand la cheffe de service a encore mal dormi, et je m’entends particulièrement bien avec Angélina. Pour ce qui est du travail, même si je retire une certaine fierté d’avoir été augmentée, cela reste modeste et sans perspective d’évolution. Je ne me vois pas faire cela toute ma vie.

Stéphane m’appelle pendant la pause de midi
– Je bosse demain après-midi, je finirai vers 19 h 30. Donc si tu veux, on peut se voir le soir vers 21 h. Sinon tu me rejoins au boulot et on se fait un resto, et puis après on verra. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Je dois aller chez une amie pour l’aider et je ne sais pas à quelle heure on va terminer.
Comme j’ai très envie de passer du temps avec lui, je lui dis que je vais me débrouiller, et j’accepte le rendez-vous de 19 h 30.

Le soir, en sortant du bureau, je me demande ce que je vais bien pouvoir porter. Alors que j’entre dans un magasin, le vent termine de m’ébouriffer. À l’intérieur, les vêtements me plaisent beaucoup mais les jolis cartons, reliés aux vêtements par des cordons de cuir, affichent des prix qui ne rentrent pas dans mon budget.
Une vendeuse vient vers moi pour me renseigner. Elle me demande si je souhaite essayer quelque chose. C’est une femme souriante à la tenue sophistiquée, qui doit avoir la quarantaine. J’ai envie de me laisser tenter, mais je ne veux pas lui faire perdre son temps. Je décline l’invitation et sors aussitôt.
À côté d’elle, je me suis sentie laide tout à coup. Je me rends compte que j’ai des bottes trouées et un manteau élimé. Je n’ai pas eu l’occasion d’acheter un appartement ou une maison, et en fait je n’ai jamais rien construit, ni seule ni avec personne.
Je suis là, dans la rue, alors qu’un vent terrible passe son temps à jouer avec mes mèches rebelles. Je broie du noir parce que je viens de voir une femme magnifique qui doit avoir dix ans de plus que moi et dont la réussite paraît conséquente. Je pense alors à Marc, le jeune homme avec qui je discute depuis plusieurs années. Lui, à 28 ans, a déjà créé son entreprise et en vit bien à présent. Enfin je crois.
Je suis démoralisée et je n’ai plus envie de faire les boutiques.

À la maison, je m’aperçois que mes chaussettes mouillées ont pris la couleur de mes bottes. Pieds nus, je me prépare une tasse de chocolat chaud. Je sais qu’il est un peu tard pour ça mais je suis en week-end. Ce n’est pas grave si je suis décalée, je vais pouvoir me coucher tard et surtout dormir demain matin.
Je ferme les volets pour me retrouver dans mon cocon et, avant de me poser, j’appelle Gaëlle.
‒ Salut. Je pourrai venir demain.
‒ Cool ! Comme je n’avais pas de tes nouvelles, je finissais par désespérer.
‒ Si tu veux je viens vers 10 h. Je prendrai ma douche chez toi si ça t’embête pas, comme ça je n’aurai pas à repasser chez moi avant mon rendez-vous. Par contre, je ne sais pas ce que je vais mettre…
‒ Une jupe !
‒ Impossible, je n’ai plus de collants potables !
‒ Je peux t’en passer si tu veux !
‒ C’est gentil, mais j’ai envie d’être à l’aise et je préférerais qu’on ne voit pas trop l’état de mes bottes, si tu vois ce que je veux dire.
‒ Et ta robe kaki en laine, avec ta grosse ceinture marron, pourquoi tu ne mets pas ça ? T’es trop mignonne là-dedans, ça te va super bien et en plus c’est actuel.
‒ Mais Gaëlle, j’ai des bottes de pouilleuse.
‒ Si tu viens avec ta tenue, je te prête mes bottes à revers façon pirate que tu aimes bien !
J’accepte de bon cœur et lui souhaite une bonne soirée.

Sur internet, je vois que Marc est connecté.
Je lui dis que j’ai pensé à lui aujourd’hui.
Ça l’amuse.
Je lui explique que son parcours me laisse rêveuse, même si je n’ai pas l’ambition des meneurs comme lui. Il le sait bien, nous en avons déjà parlé. Il sait aussi que dans mes relations intimes je suis soumise. J’aime me laisser porter et l’amour me donne des ailes pour accomplir des choses que le commun des mortels réprime. J’en viens à me demander si Stéphane pourrait être dominant. Je n’ai pas abordé le sujet avec lui car je l’ai rencontré dans un tchat généraliste.
En même temps que je parle avec Marc, je discute sur un site spécialisé. On m’y pose tout un tas de questions, des plus banales aux plus bizarres. Décris-toiPetite chienne, présente-toi ; Qu’est-ce que tu aimes comme pratiques ? ; Qu’est-ce que tu as fait de plus hard ? ; Pourrais-tu faire le grand écart ? Facial ? ; Quelle est ta pointure ?Quelle est ta taille de pantalon ? ; Aimerais-tu être attachée dans un sac de couchage et pendue comme un saucisson ?
Un homme, que j’ai rencontré il y a quelques semaines, vient de se connecter.
Gentil, il m’avait dit qu’il cherchait quelqu’un avec qui jouer. Après avoir beaucoup discuté nous nous sommes aperçus que nous venions tous les deux de Nantes et que nous avons le même âge. Du coup, pour le rencontrer, je m’étais rendue dans un grand café parisien avec une gaieté toute particulière. Lorsque je l’ai vu, j’ai été un peu déçue par son apparence mais l’excitation était bel et bien là. Nous avons bu un café et, après m’avoir dit que j’étais charmante et qu’il souhaitait me revoir, il a aperçu un photographe dans la salle qui shootait les clients tout azimut. Il s’est levé brusquement en s’écriant qu’il ne voulait être photographié en aucun cas. Il s’est rassis en m’expliquant qu’il ne voulait pas prendre le risque que son épouse tombe dessus.
À cette révélation, qui ne semblait pas en être une pour lui, j’ai compris que je ne le reverrai jamais. Nous sommes rentrés chacun chez soi et n’avons plus eu de conversation digne de ce nom.
Il vient de me saluer. Je n’ai pas très envie de lui parler mais je ne peux pas me dérober maintenant qu’il m’a vue. C’est sans conviction que je prends de ses nouvelles.
Il m’annonce qu’il est en instance de divorce. Cela me désole, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il ne l’a pas volé.

Pour aborder une femme, les questions des hommes sont parfois étranges. Je ne sais pas si elles ont beaucoup de succès auprès des autres femmes mais, souvent, elles ne me donnent même pas envie de répondre.
Ah ! Une conversation qui commence normalement !
Je réponds à ce simple Bonjour, ça va ? par Oui, et vous ?
‒ Très bien, merci. Nouvelle tête ?
‒ Non, pas vraiment. Ça fait un moment que je traîne par ici.
‒ Tu connais le sujet du site ?
‒ Oui oui, je ne suis pas perdue.
‒ Je suis dominant, et toi ?
Une autre conversation commence en parallèle. Ce nouvel interlocuteur me demande si nous pouvons nous voir en webcam. J’accepte d’autant plus facilement qu’il a allumé la sienne avant moi.
Il est blond, à peu près de mon âge et semble bien fait de sa personne. Il m’apprend qu’il est pilote de ligne long-courrier chez Air France. Bien que je sois plutôt attirée par les latins, je le trouve séduisant. Il a la mâchoire carrée, le nez droit et fin, les yeux clairs et quelques taches de rousseur sur le nez. Il a la peau mate, comme s’il revenait de vacances.
Je me sens un peu laide devant cet homme aux larges épaules, les yeux brillants, que j’imagine en uniforme blanc comme ceux que j’ai vus dans une célèbre série.
Après avoir échangé sur nos vies, il me pose des questions plus indiscrètes. Il essaye d’entrer dans mon intimité mais la caméra me fait perdre tous mes moyens. Devant cet homme, je redeviens petite fille. Ma pudeur me fait baisser les yeux et je ne peux répondre à toutes ses demandes.
Voyant ma gêne, il insiste pour connaître la pratique que j’ai la plus appréciée jusqu’ici et pourquoi. Je finis par lui indiquer qu’on m’a attachée par les poignets, dans le dos, à une mansarde. J’étais penchée en avant et c’était inconfortable. Mon partenaire m’a laissée ainsi pendant plus d’une heure.
Il me demande pourquoi j’ai aimé, et je lui explique que j’ai pleuré au bout d’un moment mais il ne m’a pas détachée. Au lieu de cela, il m’a longuement embrassée, ce qui m’a beaucoup plu.
‒ Il t’a prise pendant que tu étais attachée ?
‒ Non.
Il rétorque que lui l’aurait fait.
‒ Tu aurais aimé ?
‒ Je ne sais pas
‒ Appelle-moi Monsieur, tu veux bien ?
‒ Oui, Monsieur.
‒ Je pense que tu aurais apprécié qu’on te prenne pendant que tu étais attachée. Pas vrai ?
‒ Oui, Monsieur
‒ Approche-toi, je veux voir ton visage. Ta bouche surtout.
Je m’exécute, comme hypnotisée. Je sens la chaleur monter entre mes jambes à l’énoncé de ses paroles impératives. J’ai l’impression d’être une captive prise en faute. Il m’intime alors d’enlever mon chemisier. Il veut me voir en plan plus large à présent. Je joue de la caméra en lui servant du Oui, Monsieur. Quand je suis en débardeur il se met à rire et me dit qu’il veut voir mes seins.
J’hésite. Une brusque reprise de conscience me saisit. Qu’est-ce que je fais ? Sans opposer de refus, je tente de reprendre le dialogue. Je lui indique que je préfère le réel au virtuel. L’appelant toujours Monsieur et avec déférence, je m’enquiers de sa situation maritale. Il est divorcé depuis trois ans et il a une fille dont il n’a pas la garde. Son ex-femme n’a jamais été attirée par ce genre de relation. Ils se sont mariés très jeunes et il n’a pas eu l’occasion de laisser ses instincts s’exprimer. Pendant que je noie le poisson pour éviter de faire des choses qui ne pourraient m’amener qu’à la frustration, mon ventre se fait entendre. Il est 21 h 30.
Je profite de l’occasion pour prendre congé de tout ce petit monde.

Il n’y a pas grand-chose dans le réfrigérateur, j’ai la flemme de préparer quelque chose alors une boîte de raviolis fera bien l’affaire. L’assiette chauffée au micro-onde, je m’installe dans le canapé.
Il y a une série ce soir, que je regarde alors que j’ai déjà vu ces épisodes. Après, je traîne encore un peu, mais rien ne m’intéresse vraiment. Je me couche en écoutant un peu de musique et je m’endors avec.

***

Je n’ai pas entendu le réveil. Il indique 6 h 32, donc c’est normal.
Je me sens d’attaque pour cette journée, alors que d’habitude je suis du genre à être amoureuse de ma couette. Je suis étonnée, mais ça me fait plaisir. C’est peut-être parce que je dois rencontrer Stéphane aujourd’hui. J’en ai envie et, en même temps, j’ai peur d’être déçue.
On verra bien.
J’allume la radio et m’imagine déjà tout apprêtée pour ce garçon qui sera forcément beau, intelligent, et avec toutes les qualités du monde. Mon rêve éveillé se brise quand je me dis que je ne serai jamais à la hauteur.
Quand je fais attention au débit saccadé de l’animateur de la station FM, je m’aperçois qu’il en est déjà aux cancers.

Vierge : Vous aurez beaucoup d’énergie aujourd’hui. Vous aurez besoin de passer plus de temps auprès des gens qui vous sont proches. Vous apprécierez vous entourer des personnes que vous aimez le plus au monde. Et vous rechargerez vos batteries !

Ça s’annonce plutôt bien.
Je me lève, ravie, éteins la radio, mets un disque d’une musique entraînante et saute dans la douche.
Séchée, je me balade toute nue dans mon appartement à la recherche d’une culotte propre.
Quelle imbécile ! Je n’ai pas fait de machine hier soir, je n’en ai pas une de correcte. J’en enfile une vieille, pour les travaux ça ira. Mais pour ce soir…
Du panier à linge je ressors mes plus beaux sous-vêtements, de la dentelle noire. Le soutien-gorge à balconnet me fait un joli décolleté, mais ce n’est pas la saison. Et s’il m’emmène danser ? Je ne serai pas à l’aise. C’est peut-être raffiné mais ça n’a rien de pratique. Je me remets donc à fouiner dans le bac et trouve ce que je cherche, un soutien-gorge noir bordé de rose, très emboîtant, sobre et qui maintient à merveille. Avec un shorty noir, ce sera parfait. Je retourne dans la salle de bain et je frotte les sous-vêtements dans le lavabo. Puis je les enveloppe dans une serviette pour les essorer et mets le tout dans un plastique. Je les ferai sécher chez Gaëlle. À 8 h, je suis prête.
J’ouvre les volets, il fait encore nuit. Je mets mon trench-coat, une écharpe, mets mon sac à main dans le sac de sport où j’ai mis mon change, et je sors.
Dehors il fait froid et le vent souffle toujours autant, mais il n’y a pas un nuage. Les rayons du soleil filtrent entre les immeubles, c’est agréable.
Il est 9 h quand je sors du RER pour prendre le bus vers la mairie de Noisy. J’en profite pour passer un petit coup de fil à Gaëlle, pour l’avertir que j’arrive.
Avant, je passe par une boulangerie et, à cause du vent, j’arrive chez elle frigorifiée.

Lors de leur divorce, Gaëlle et Olivier ont vendu leur grand pavillon de Bry-sur-Marne et elle a pu s’acheter un confortable trois pièces dans un immeuble récent. À l’époque, elle soupçonnait son mari de la tromper, alors elle faisait ses poches, elle vérifiait son portable, mais elle n’a jamais rien trouvé. Un jour, excédé par tant d’indiscrétion, il lui a avoué avoir couché avec une jeune femme avec qui il avait travaillé. Après cela, le couple n’a jamais réussi à remonter la pente. Gaëlle n’avait plus confiance en son mari et, quant à lui, il ne supportait plus les doutes de son épouse. Ni l’un ni l’autre ne s’est jamais remis sérieusement avec quelqu’un. La garde de leur fille a été donnée à sa mère. Même si le divorce s’est fait à l’amiable, la tristesse et le sentiment d’échec étaient perceptibles chez eux, et la petite ne comprenait pas bien ce qu’il se passait.
À présent, Manon a huit ans et elle sait ce qu’elle veut ! Et ça passe par une chambre sans canards sur les murs !

C’est Manon qui répond à l’interphone.
L’ascenseur m’amène au cinquième et dernier étage. Sur le palier, la porte de mon amie est ouverte, alors je toque de l’index en entrant.
‒ Bonjour là-dedans ! C’est la livreuse de croissants !
Manon m’accueille en se jetant sur mon sac rempli de viennoiseries. Sa mère la rattrape et lui ordonne de me dire bonjour, ce qu’elle fait, penaude.
‒ Tu es tombée du lit ? me dit Gaëlle.
‒ Non.
‒ Ce sont tes hormones qui crient famine ?
‒ Mais non, qu’est-ce que tu vas chercher ! Et puis, tu peux parler !
‒ Allez, avoue que c’est la pensée de ton beau brun qui t’a fait te lever ! Tu as les chocottes, hein ?
‒ Mais non ! En tous les cas mon estomac est aux abois, lui. Alors, il est où ce chocolat ?
‒ D’accord, j’ai deux morfales à la maison maintenant ! Bon, eh bien à table !

Après un copieux petit déjeuner, nous commençons à détapisser la chambre de Manon. Elle arrache le papier du bas mais se décourage vite et file devant la télévision. Pendant les publicités, elle vient voir où nous en sommes, en bonne inspectrice des travaux finis.
À midi, nous commandons une pizza et Gaëlle en profite pour en savoir plus sur mon rendez-vous galant. J’élude le sujet car Manon fait la curieuse et je n’ai pas envie d’étaler ma vie sentimentale devant elle.
À 17 h nous avons fini. Il faudra faire quelques retouches d’enduit mais ce sera pour un autre jour car je suis fatiguée et je n’ai plus le temps.
Je me dépêche d’aller prendre une douche car je souhaite avoir un peu de temps pour me faire belle.
Lorsque je sors de la salle de bain à moitié habillée, Gaëlle me saute dessus et me demande si je veux qu’elle me fasse un brushing. À sa tête je vois que je ne peux pas refuser. À peine ai-je posé mes fesses devant la coiffeuse, que je sens le guet-apens. Elle sort son attirail de la parfaite coquette, qui comprend plusieurs palettes de maquillage. Devant moi, elle pose trois tubes de mascara.
Je lui indique qu’un seul suffira, mais ça la fait rire.
‒ Mais non ! Il y a une couche de produit transparent, puis une espèce de neige de filaments blancs qui vont s’accrocher sur la première couche et ensuite il faut passer le produit noir pour avoir un regard plus profond et des cils de biche !
‒ Ah oui, d’accord. Mais ça ira plus vite en étalant directement la dernière couche.
‒ Oui mais tu n’auras pas le même regard qu’avec les trois ! Je vais te montrer, tu vas voir c’est super ! De toute façon, c’est moi qui vais te maquiller. J’en ai envie, ça m’amuse !
En disant ces mots, elle branche le sèche-cheveux et commence à me coiffer en sculptant ma tignasse.
Lorsque le son assourdissant de l’engin s’arrête, le résultat me plaît assez. Mes cheveux paraissent plus volumineux qu’à l’accoutumée.
La séance de maquillage, à laquelle je ne peux pas échapper, est l’occasion de nombreux rires. Surtout quand Manon nous rejoint et déclare à sa mère :
‒ Moi, tu peux me maquiller si tu veux !
Je termine de m’habiller et fourre mes affaires dans mon sac quand Gaëlle revient à la charge avec du parfum. J’en ris de bon cœur puis, à cause de sa tête mi-dépitée mi-amusée, je me laisse encore faire. Je choisis un parfum capiteux, un Guerlain. Je trouve qu’il me va bien, peut-être me le ferai-je offrir par mes parents à Noël.
Cette fois, je suis prête. Il est 18 h, je suis dans les temps.
Mon amie me fait promettre de l’appeler demain pour lui donner des détails croustillants.
‒ Pas de cabrioles le premier soir, dit-elle quand Manon s’est éloignée. Et si t’en peux plus quand même, n’oublie pas les préservatifs, hein ! T’en as chez toi ?
‒ T’inquiète pas maman, je devrais pouvoir tenir encore quelques temps, je ne suis pas désespérée !
‒ Bon, c’est bien. Alors t’es gentille, tu dis pas de gros mots, tu es polie et tu le laisses payer la note ! ajoute-t-elle, avec un clin d’œil complice.
‒ Promis ! Je vais y aller là, je vais finir par être en retard avec tes bêtises !
Je l’attrape par le col et l’embrasse, puis je me précipite vers Manon et lui en fais autant.
‒ Salut les filles, ne vous couchez pas trop tard !
En refermant la porte, j’envoie un dernier baiser aux deux cocottes, puis je file.
Dehors il fait très froid. Si ça se trouve, il gèle. Je me presse pour me réchauffer et être à l’heure.

Lorsque j’arrive Place des Pyramides, j’ai dix minutes d’avance. Postée sous la statue équestre de Jeanne d’Arc, je sautille pour éviter que mes pieds ne congèlent sur place.
Un homme sort de l’agence où Stéphane travaille. Je croise les doigts pour que ce soit lui car j’ai tellement froid que je sens mon nez prêt à tomber de mon visage.
Raté.
Et pas de chance, quand il arrive, je suis en train de me moucher.
Il est souriant et encore plus charmant que par caméra interposée. Grand, châtain clair, les cheveux très courts et les yeux sombres, il a une belle prestance. Il me propose d’aller manger dans un restaurant du quartier Saint-Michel.
Lors de nos dernières conversations au téléphone, il m’a paru un peu timide. Alors je suis rassurée de voir qu’il sait prendre des initiatives car, jusqu’ici, il n’a pas fait preuve d’une grande force de proposition.

Au restaurant, il prend le temps de m’expliquer pourquoi il est divorcé.
Il a rencontré son ex-femme au lycée. Ils ont fait leurs études dans la même université, mais elle s’est arrêtée après une première année de DEUG alors que lui a continué. Son couple s’est d’abord installé à Rouen, où il a été embauché comme directeur financier. Puis il a été muté à Paris. Son épouse ne souhaitait pas vivre à la capitale, mais elle a quand même essayé. Pendant quatre mois elle est restée au chômage, puis elle est retournée à Deauville. D’aller-retours en allers-retours, les relations du couple ont commencé à péricliter, puis la société de Stéphane a déposé le bilan. Lors de sa période de chômage, leurs liens se sont détériorés définitivement.
Je lui demande comment un directeur financier est devenu guide en mandarin. Ça le fait sourire, on lui pose souvent cette question.
Littéralement passionné par la culture chinoise depuis son enfance, ses parents lui ont payé des cours. Pour eux, du chinois ou de la guitare, c’était pareil, ça ne pouvait que l’enrichir. Contre toute attente, il a choisi le chinois par correspondance comme deuxième langue au collège et il a continué pendant toute sa scolarité, jusqu’à la fac.
Je suis impressionnée et, comme le vin commence à faire son effet, je ne peux m’empêcher de sourire bêtement. À son tour il me pose des questions sur mon travail. Je lui en parle brièvement, il n’y a pas grand-chose à en dire. Alors il me demande quels sont mes centres d’intérêt.
‒ La musique et en particulier France Gall ! dis-je en pouffant de rire.
Il me regarde d’un air dubitatif.
‒ En fait j’adore la musique. Lorsque j’étais étudiante, j’ai travaillé pour des radios associatives.
‒ Et tu écoutes quoi ?
‒ Tout, même si j’ai un peu de mal avec le rap, ou le hardcore.
‒ Mais qu’est-ce que tu écoutes chez toi ?
‒ Ben France Gall ! dis-je en riant.
J’ai chaud et je sais que le vin n’y est pas pour rien, mais ça ne change rien à mon euphorie.
‒ En fait, j’apprécie les groupes peu connus comme Angus and Julia Stone ou The Bird and The Bee… mais j’aime aussi des groupes ou des chanteurs plus populaires comme Panic at the Disco, Keziah Jones ou même The Kills quand je fais le ménage ! Ça me met en train !
‒ Je ne connais pas grand-chose de ce que tu viens de citer, il faudrait que tu me fasses écouter, me dit-il en souriant, tout en me proposant le fond de la bouteille.
‒ Tu veux me saouler ?
‒ Je crois que c’est déjà fait, non ?
‒ Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas loin.
‒ Tes yeux brillent !
‒ Mais non, c’est leur éclat naturel, dis-je pour noyer le poisson.
Il rit.
Nous passons au dessert, puis le serveur nous propose un thé à la menthe. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, mais si je prends un thé maintenant, je ne suis pas près de dormir. J’en fais part à Stéphane qui se moque de moi en m’appelant Grand-Mère ! Il ajoute que, de toute façon, nous avons le temps et que nous n’allons pas nous coucher tout de suite.
‒ Ah ? Tu m’emmènes quelque part ? Où ça ?
‒ Dans un bar chic où il y a justement des groupes qui se produisent le samedi soir. Un concert te ferait plaisir ? C’est juste à côté.
‒ Carrément !

Quelques minutes plus tard, nous arrivons à l’adresse convoitée et nous entrons dans l’établissement. L’ambiance est festive. La musique cubaine emplit la salle et une place a été réservée pour les danseurs. Je ne m’y attendais pas et j’apprécie.
Nous trouvons une table libre tout près de la piste où nous nous entendons difficilement, car la musique est très forte. Cela nous oblige à nous rapprocher.
Stéphane en vient à me poser des questions plus directes. Il me demande depuis combien de temps je suis célibataire, combien d’hommes j’ai rencontrés comme ça. Je lui réponds naturellement et je lui explique ma dernière relation chaotique. Une chanson que je connais bien passe pendant que nous essayons de parler, mais la discussion est difficile à cause du volume sonore. Comme je me dandine sur ma chaise, entraînée par la mélodie, il m’invite à danser. J’en suis ravie.
Nous nous mêlons à la foule qui commence à s’agglutiner sur le parquet. Stéphane est bon danseur, et même si nous ne connaissons pas les pas de la salsa ou du tango, nous nous lançons dans un balai improvisé. Nos corps se frôlent et se touchent pendant qu’il me fait virevolter.
Je voudrais que la nuit ne finisse jamais, mais à minuit et demi le bar indique que les consommations vont augmenter et que les portes vont se refermer.
Nous nous interrogeons du regard. Je suis fourbue, j’ai chaud et je ne ressemble plus à grand-chose.
Nous décidons de nous arrêter là pour aujourd’hui.

Arrivée devant mon immeuble, sans réfléchir, je lui fais la bise avant de sortir de son véhicule. Il me rejoint alors que le moteur tourne toujours. Arrivé à ma hauteur, il me dit qu’il a bien l’intention de me rappeler cette semaine, puis il met sa main sur ma joue.
‒ Charline, tu es charmante, tu es vraiment…
Alors que je le vois se pencher doucement vers moi, je me dégage.
‒ Tu m’appelles cette semaine alors ! Bonne nuit !
J’entre en furie dans la cage d’escaliers que je monte quatre à quatre. Arrivée sur mon palier, j’ouvre la porte en tremblant et fonce vers la fenêtre pour voir si la voiture est toujours en bas. Mais non.
Je ne réalise pas bien ce qu’il vient de se passer mais je regrette déjà de ne pas m’être laissée aller.
Plantée devant la fenêtre depuis cinq minutes, j’émerge et finis par fermer les volets.

***

Le lendemain, vers midi, le téléphone sonne. Je fonce pour décrocher en espérant que ce soit Stéphane, mais c’est Gaëlle.
‒ Ça s’est bien passé hier soir ? me demande-t-elle sans préambule.
‒ Oui, très bien.
‒ Je veux des détails !
‒ Eh bien nous sommes allés au resto et après nous sommes allés danser. C’était très sympathique.
‒ Et après ?
‒ Après nous sommes rentrés, chacun chez soi.
‒ Et vous vous êtes embrassés ?
‒ Non. Je crois qu’il a voulu avant qu’on se quitte, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai esquivé. Il va falloir que je me rattrape. Je pense le rappeler dans la semaine.
‒ Oui tu as intérêt, sinon je serai très déçue.
‒ Ne t’inquiète pas, j’ai très envie de le revoir. Il me plaît. En plus, il n’est pas mauvais danseur. J’ai passé une excellente soirée !
‒ Ah quand même ! Un peu d’enthousiasme !
Je ne sais pas quoi lui répondre.
‒ Qu’est-ce que tu vas faire de ta journée ?
‒ Je vais me reposer. Un gros pull, un caleçon long, de grosses chaussettes et un bon livre dans mon canapé.
‒ Ouah ! J’en rêve… Quand Manon ira chez son père je pourrai venir faire ça avec toi ?
‒ Quand tu veux !
‒ Bon. En attendant le monstre crie famine, je vais devoir y aller. Bisous !
‒ Bisous !

Alors que j’ai raccroché, je comprends la réaction de Gaëlle. Pourquoi ne l’ai-je pas embrassé ?

CHAPITRE 2

MON ENGAGEMENT

Ce samedi matin le réveil est difficile.
Une semaine s’est écoulée depuis mon rendez-vous avec Stéphane. Il m’a appelée le lendemain après-midi pour me dire qu’il était ravi de la soirée que nous avions passée ensemble. Après avoir raccroché le combiné, j’étais troublée et j’avais très envie de le revoir. Malheureusement, il a travaillé tous les soirs de la semaine et ce week-end est réservé pour ses fils depuis longtemps. Alors toute la semaine, nous nous sommes retrouvés sur internet pour discuter et échanger des banalités en attendant de nous revoir enfin. Peut-être sera-t-il en ligne ce matin ?
Alors que mon ordinateur démarre, je m’impatiente. Mais une fois connectée, je vois qu’il n’est pas là. Déçue, je vais mettre de l’eau à chauffer pour me faire un thé. Habituellement, je bois du chocolat mais, ce matin, j’ai du mal à émerger et ça me donnera peut-être un peu de peps.
Toute la semaine, mes pensées se sont tournées vers Stéphane et les autres conversations m’ont parues sans intérêt. Je suis dans l’attente de le revoir pour confirmer l’agréable impression qu’il m’a laissée. Je suis sous le charme, je dois bien l’avouer ; et cela m’enchante. J’ai hâte de le revoir et je sens que c’est réciproque car nous n’arrivons jamais à nous quitter lorsque nous discutons. Vendredi prochain, il doit me faire visiter Paris en bateau-mouche. Je n’ai jamais fait le tour de la capitale vue de la Seine. Ça me fait très plaisir de sortir ainsi, d’autant que j’en ai rarement l’occasion.

De retour sur l’ordinateur, une tasse de thé fumant à la main, je me dis que personne ne pourra me distraire aujourd’hui, surtout qu’aucune de mes connaissances n’est connectée. Alors que j’allais tout éteindre au profit des programmes télévisés, le pseudo de Marc apparaît. Après avoir hésité, je me dis que je peux tout de même lui dire bonjour. Je n’ai pas envie de le taquiner aujourd’hui, mais c’est mon confident virtuel. Il sera plus facile de lui expliquer que je suis envoûtée par le magnétisme d’un guide parlant mandarin que de le dire à Gaëlle qui passe son temps à me charrier.
Je le salue et nous prenons de nos nouvelles, comme à l’accoutumée.
Il me demande ce que je fais aujourd’hui.
Je lui réponds que je n’ai rien de prévu, et comme j’ai faim je profite de ce début de conversation pour aller me chercher des tartines.
Parce qu’il n’est pas pratique de faire de longues phrases en mangeant, mes réponses se bornent à quelques mots jusqu’au moment où, sur mon écran, une question m’interpelle.
‒ Es-tu toujours célibataire ?
J’ai failli faire tomber ma tranche de pain sur le plancher. Heureusement je l’ai rattrapée au vol, mais les doigts dans le beurre.
Mon cher Marc a-t-il des dons de voyance ? Je m’amuse à l’imaginer les mains tendues au-dessus d’une boule de cristal, les yeux fermés et la mine concentrée. De l’index gauche j’écris o.u.i, puis, joyeuse à l’idée de lui parler de mon beau brun, je cours à l’évier pour me nettoyer.
À mon retour, je suis interloquée. En guise de réponse, il n’y a qu’un numéro de portable.
Je réalise qu’il n’a pas du tout envie de m’entendre parler de mon hypothétique conquête, et que la demande concernant mon emploi du temps n’était pas si anodine.
‒ C’est ton numéro ? lui dis-je, par clavier interposé.
La réponse ne venant pas je suppose qu’il doit trouver cette question stupide.
‒ Veux-tu que je t’appelle ?
Là non plus je n’obtiens pas un mot.
En terminant mon petit déjeuner, je réfléchis à la situation. Cela fait trois ans que je discute avec lui, j’ai eu l’occasion de me faire une opinion sur sa vision des choses. Il connaît la plupart des jeux auxquels je me suis adonnée et ceux qu’il me plairait d’expérimenter, les fantasmes qui me font vibrer et qui, j’espère, resteront inassouvis. Il connaît aussi mon histoire personnelle et il sait déjà à quoi je ressemble. Bref, il sait parfaitement à quoi s’attendre. Serait-il en train de se moquer de moi ? Il n’a que 28 ans si je me souviens bien, il est plus jeune que moi. À cette idée, je me représente un jeune homme boutonneux. Puis je me dis que je suis ridicule de penser tout de suite à l’aspect intime d’une relation alors que notre entente a déjà plusieurs années. Décidée, je vais chercher mon portable sur la table du salon.
‒ Bonjour, euh… c’est Marc ?
‒ Bonjour Charline. Oui bien sûr, qui veux-tu que ce soit ? Tu es enrouée ?
La réponse sans sourire ne me donne pas envie de continuer cette conversation, mais je me dis qu’il veut se montrer à la hauteur de l’image qu’il essaie de me donner depuis plusieurs mois, alors que je passe mon temps à le tourner en dérision.
‒ Non. C’est ma voix.
‒ Ce n’est pas désagréable. Je voulais te dire que je n’ai plus envie de discuter avec toi sur internet. C’est la dernière fois aujourd’hui, quoiqu’il arrive.
La nouvelle me fait l’effet d’un uppercut, je suis estomaquée. Jamais aucune de mes relations virtuelles ne m’a fait l’appeler pour me dire qu’elle ne souhaitait plus me parler. Quelle humiliation ! Il aurait pu se contenter de supprimer mon pseudo et m’ignorer !
Je finis par me reprendre et lui demande pourquoi.
‒ Je veux te voir.
‒ Euh… si tu veux, j’allume, dis-je, en faisant comme si de rien n’était, pour qu’il m’explique les choses plus clairement.
‒ Non, tu n’as pas compris. Je viens de te dire que je ne discuterai plus avec toi sur internet. Je t’offre une chance de me taquiner en vrai. Je t’invite au restaurant à midi. Il est neuf heures vingt. Tu as deux heures devant toi pour te préparer et me retrouver à Paris. Tu as de quoi noter l’adresse ?
Il a dit cela avec le sourire, ça s’entend. Sans réfléchir, je m’entends lui répondre :
‒ Euh oui… Enfin non, attends s’il te plaît.
À peine ai-je repris le combiné qu’il énonce :
‒ 228, rue de Rivoli dans le premier arrondissement. Restaurant Le Dali que tu trouveras dans l’hôtel Le Meurice.
Je termine d’écrire et il me demande si j’ai des questions.
La seule chose à laquelle je pense, c’est que mes finances ne supporteront pas le coût d’un repas dans ce palace. Marc vient de dire qu’il m’invitait, ce qui sous-entend que c’est lui qui prendra la note, du moins je l’espère.
‒ Si tu te moques de moi, ce n’est pas sympa.
‒ Ne t’inquiète pas, je ne me moquerai jamais de toi. Il se trouve que maintenant je suis disposé à te rencontrer. Tout ce que je t’ai dit sur moi est vrai. M’aurais-tu raconté des histoires de ton côté ?
‒ Non, non.
‒ Tant mieux. Je ne te promets rien d’autre qu’un bon moment dans un cadre agréable. Pomponne-toi, fais-toi belle.
‒ Me pomponner ?
‒ Oui, ce restaurant n’est pas une gargote de province et j’aimerais que tu te sentes à l’aise. Tailleur si tu en as un, ce que tu as de plus classe à défaut. Ça ira ?
‒ Oui, je pense.
‒ Très bien. À tout à l’heure, conclut-il avant de raccrocher.
Je reste pantoise qu’il ait coupé court à la conversation comme ça, si brusquement. Cet ultimatum affectif ne me laisse pas vraiment le choix, et je dois dire que ça m’arrange. Marc a l’air doué pour cultiver le mystère et je dois avouer que je suis émoustillée par son attitude dominante. Je suis très attirée par le ton autoritaire et doux qu’il emploie pour me faire tomber dans ses filets. Je sens bien qu’en acceptant cette invitation à déjeuner, je m’abandonne déjà quelque peu. Malgré tout, je me rassure en me disant que, si ça ne se passe pas bien, je ne le reverrai jamais.

Je suis là sur ma chaise, à réfléchir. Combien de temps me faut-il pour aller rue de Rivoli ? Que vais-je mettre ? Le seul tailleur que j’ai a dix ans. Vais-je pouvoir rentrer dedans ? De toute façon, il ne convient pas pour la saison, il est trop clair. Je me lève et vais dans la chambre à la recherche d’une robe ou d’une jupe qui pourra plaire. Heureusement pour moi, je n’ai pas rendu les bottes à Gaëlle, il faut vraiment que je prenne le temps d’aller en acheter ! Je m’aperçois que mes vêtements sont tous antédiluviens, ils portent les stigmates du temps : bouloches, usure, couleurs passées.
Allez ! Il ne faut pas se laisser abattre, quelque chose de classique suffira. Je sors de l’armoire mes différentes jupes, une grise, une autre en velours kaki et une noire. J’enfile la noire, mais elle me serre un peu. J’ai peur de ne pas pouvoir m’asseoir à mon aise.
La sonnerie du téléphone retentit, Marc aurait-il oublié quelque chose ?
C’est Gaëlle.
Je suis toujours contente de l’entendre mais je ne suis pas disponible. Malheureusement elle m’apprend que son père a fait un infarctus la veille, et qu’elle est très inquiète. Je n’ai pas le cœur à écourter la conversation et je l’écoute patiemment m’expliquer la soirée de son papa, qui a terminé aux urgences.
Finalement lorsque je raccroche, il est dix heures !

Je me débarrasse vite de la jupe noire dans laquelle je suis engoncée et je mets la grise, plus récente. Elle me va parfaitement. Les robes ce n’est pas la peine d’y penser, aucune ne fera l’affaire. Que vais-je porter en haut ? J’ai bien des chemises mais j’ai peur d’avoir froid, je préférerais quelque chose de plus chaud. Je me décide pour un pull fin écru, à col roulé. Quelques bijoux contrebalanceront l’aspect « vêtements de tous les jours ».
Quelle heure est-il ?
Il faut que je saute dans la douche. Je n’ai pas de chance, je ne pensais voir personne aujourd’hui. Je ne me suis pas rasée mais ce n’est pas non plus catastrophique, en vingt minutes ce devrait être fait.
Lorsque je ressors de la baignoire, je me sèche et entreprends, dans la vapeur ambiante, de me faire un brushing. J’essaye de respecter les conseils que m’a donnés Gaëlle. Je fais de mon mieux et ne suis pas mécontente du résultat. Et tant qu’à être pomponnée, je me dis qu’un peu de parfum ne sera pas malvenu. La bouteille d’Amor Amor trône sur la tablette, seul vestige de mon ancienne relation avec Mickaël, mon ex-compagnon. Je n’apprécie pas vraiment ces fragrances sucrées mais je n’en ai pas d’autres. Le vaporisateur étant coincé, je force pour le débloquer et, avant même que je m’en rende compte, je me retrouve aspergée à outrance. Du revers de la main, je m’en frotte les poignets et étale le surplus derrière les genoux. Puis je m’habille et me maquille un peu.
Et voilà ! Je suis prête, je me sens belle.
Vêtue de mon trench-coat, il est 11 h 50 lorsque je quitte l’appartement. Je vais être en retard !
En marchant vers la station de métro, je sens mon estomac se nouer.
Le Meurice.
L’angoisse m’étreint. Marc joue-t-il la comédie ? Veut-il m’impressionner ? Cela risque de marcher, je ne suis pas habituée à ce genre de cadre huppé. Je ne sais trop à quoi m’attendre. En pensant à Stéphane, j’ai un pincement au cœur. Serais-je en train de tomber amoureuse ? J’ai l’intuition que nous pourrions aller plus loin or nous n’avons même pas essayé que je butine déjà ailleurs ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Mais bon, après tout Marc ne m’a pas parlé d’un rendez-vous galant ! De plus, si ça ne se passe pas comme il le souhaite, il ne voudra plus me parler. J’ai le sentiment que l’enjeu de la situation me fait espérer que tout se passera au mieux.

J’ai tellement gambergé que c’est seulement lorsque je sors de la station des Tuileries que je me rends compte que je suis arrivée. Il faut que je me détende.
Je regarde mon portable. Il doit m’attendre, il est midi vingt.

Lorsque j’atteins l’hôtel, mon cœur bat la chamade. Un voiturier se tient sur le trottoir, près des portes à tourniquet.
À l’intérieur, je suis frappée par la richesse de la décoration. Les plafonds sont très hauts, le sol est carrelé de très grandes dalles à la mesure du hall et il y a des moulures dorées, des lustres imposants. Tout est à la fois chargé et raffiné.
Je me dirige vers le comptoir pour qu’on m’indique où trouver Le Dali.
À l’entrée du restaurant, le maître d’hôtel me demande si j’ai réservé. Alors que je lui indique que je dois rejoindre mon ami, il m’invite à le suivre jusqu’à une table pour deux, où personne ne m’attend. Il me présente une chaise, se renseigne sur mon bien-être et s’éclipse.
Seule, j’observe la salle. De belles dimensions, une ambiance feutrée s’en dégage. La distance entre chaque table est très appréciable comparée à ce que l’on trouve en général à Paris. Ici, l’atmosphère est paisible et l’on entend même quelques notes de piano qui proviennent du bar. Une toile gigantesque recouvre le plafond. Je prends alors conscience de la dénomination du restaurant « Le Dali ». La tête en l’air, je suis en train de contempler les détails de cette fresque magistrale lorsque je m’aperçois qu’on se dirige vers moi. Je regarde le jeune homme qui s’approche, c’est Marc.
Je suis contente de le voir enfin. Je me lève pour lui faire une bise mais, sans un mot, il s’écarte et me montre ma chaise de la main.
Je me sens très mal. M’a-t-on vue me faire humilier de la sorte ? Je ne peux m’empêcher d’observer la réaction des personnes alentours mais rien ne se passe. Je reprends ma place et, alors qu’il arbore un sourire radieux, je vais lui lancer un Bonjour tout de même ! Mais il me demande, comme à un enfant, de me taire en apposant un doigt sur sa bouche. J’en reste stupéfaite ! Ses yeux se posent sur moi et me considèrent un moment.
‒ Bonjour Charline, je suis ravi que tu sois venue.
J’ai envie de lui répondre que je suis à deux doigts de regretter, mais il ne m’en laisse pas le temps.
‒ Pour que cette rencontre soit un plaisir réciproque, je vais te donner quelques consignes. J’aimerais que tu les suives à la lettre. Es-tu disposée à les entendre ?
Moi oui, mais je suis catastrophée à l’idée que nos voisins les entendent aussi. Fugacement, mon esprit s’oriente vers Stéphane mais je suis curieuse. Je suis hésitante et déjà impressionnée quand il répète sa question plus fort.
‒ Oui, bien sûr, mais ne parle pas si fort s’il te plaît !
‒ Il ne tient qu’à toi que je ne hurle pas, non ?
‒ Oui.
‒ Bien, Pour commencer, j’aimerais que tu te lèves et que tu fasses un tour sur toi-même.
Mon sang ne fait qu’un tour, et je panique à l’idée qu’on puisse soupçonner que je suis venue parce que j’apprécie de me sentir soumise. Et si le couple d’à côté l’avait entendu ? Je me ressaisis car, après tout, les gens penseront que je souhaite montrer quelque chose à l’homme qui m’accompagne.
Je me lève donc. Debout, je sens le rouge me monter aux joues, alors j’effectue mon petit tour avec empressement. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il ne s’agit peut-être que d’un amuse-bouche, et que ce qui m’attend est encore pire !
Alors que j’ai fini, Marc m’enjoint de recommencer plus lentement.
Son regard me déshabille, puis il m’invite à reprendre ma place et me demande de poser mes mains sur la table.
C’est là que je réalise l’intensité de cet examen. Mes joues déjà chaudes, s’enflamment à présent. J’essaie de rester calme et de ne pas broncher. Surtout, il faut que j’évite de penser à tous mes défauts ! Je suis belle, je vais lui plaire !
Même si je n’en crois pas un mot, dans des moments pareils, je suis partisane de la méthode Coué. Pendant que j’essaie de me convaincre, mon sauveur, le serveur, met un terme à mon supplice en nous demandant si nous désirons un apéritif.
Marc me regarde mais je n’ose pas dire oui, car je ne suis pas habituée à ce genre de standing. En plus, lorsque je mange à l’extérieur, j’ai un budget à respecter. Peut-être est-ce son cas et qu’il ne m’a invitée ici que pour la frime. Après tout, il n’a que 28 ans et commence à peine sa vie active.
Pourtant, il plonge son regard dans le mien et m’invite à choisir, ce qui me fait plaisir.
J’ouvre la carte pour m’apercevoir qu’il n’y a aucun prix. Je dois donc me laisser aller à dire ce qui me fait envie. Le serveur, toujours à côté de nous, attend que je réagisse mais je n’ai pas eu le temps de me pencher sur la question. Voyant que je ne suis pas prête, il nous propose de repasser plus tard.
Ça m’arrange.
À peine a-t-il tourné le dos que Marc repart de plus belle.
‒ Pour quelqu’un qui s’est amusé jusqu’ici à me lancer des piques en toutes occasions, je te trouve très docile. Qu’en penses-tu ?
Je n’apprécie pas qu’il me pose cette question. Je suis contrariée d’avoir à justifier mon comportement après seulement cinq minutes d’entrevue. Sur internet, Marc n’a jamais eu un mot directif et n’a jamais répondu à mes provocations. En plus, ce cadre m’intimide et lui, si jeune, avec une autorité naturelle et une assurance sans faille, m’impressionne. Je me sens toute petite devant tant de grandeur à laquelle je ne suis pas accoutumée. Pourtant, cela me fait miroiter une rassurante emprise à laquelle j’ai du mal à résister.
‒ Comment ça ?
‒ Charline, tu es une jeune femme intelligente. Ne cherche pas à biaiser en répondant à mes questions par d’autres questions. C’est tout à fait inutile. Prends le temps de réfléchir, et réponds-moi honnêtement.
Voilà ! À présent je suis agacée et, à bien y réfléchir, je sais pourquoi. En venant, je ne souhaitais pas forcément avoir ce type de relation. Jusqu’ici Marc était un gentil confident que je taquinais mais je n’ai jamais réellement eu de vues sur lui. Et même si ce genre de relation m’excite beaucoup, être tout à coup bousculée pour avouer des penchants intimes sur lesquels je n’ai aucune prise, ça ne m’emballe pas plus que ça. Mais maintenant que je suis là, je ne veux pas perdre mon ami. Peut-être vais-je pouvoir réorienter cette conversation vers quelque chose de plus amical, afin de ménager la chèvre et le chou ?
‒ Je fais la docile pour te mettre en confiance et mieux t’asticoter quand tu ne t’y attendras plus.
Ce disant, je ne peux réprimer mon plus large sourire de s’accrocher à mes lèvres.
‒ Tu es bien sûre de ça ?
‒ Oui oui !
‒ Bon, j’aime autant le savoir maintenant.
‒ Ah bon ?
‒ Oui. Tu viens de m’avouer que tu as toujours singé la soumise pour une raison qui m’échappe. Je n’aime pas les menteuses, tu le sais bien. Et comme nous n’avons pas encore commandé, je vais éviter de passer un repas entier avec une mythomane sans relief.
Je suis interloquée. Il sait ce qu’il veut le bougre ! Je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à ses attentes. Il souhaite clairement que je m’exprime sur ma docilité et ce qu’elle me procure, et il a l’air déçu. Mais se livrer si vite, ce n’est pas si facile !
Alors que j’allais protester, il me décoche un Tais-toi, je parle ! Il hausse le ton et je me sens prise en faute comme une petite fille. J’ai honte et je ne sais plus où me mettre. Je ne voudrais pas qu’on l’entende, mais apparemment tout le monde a le nez dans son assiette. Pour ma part, je n’ose plus le regarder et j’essaie de ne pas trop mal prendre ce qu’il me dit. Je sais qu’il doit y avoir un peu de mise en scène, en tous les cas c’est ce dont j’essaie de me convaincre. Pourtant, je sais que je dénote dans ce somptueux décor. Je ne suis pas allée chez le coiffeur depuis des mois, j’ai une paire de bottes qui ne m’appartient pas, un maquillage de supermarché, des vêtements élimés. De surcroît, je suis une femme de 31 ans tremblante devant un garçon de 28, qui essaye de tromper son monde en jouant de son sourire et d’une espièglerie inappropriée.
‒ Tu voulais dire quelque chose ?
‒ Oui… Tu ne m’as pas laissée m’expliquer ! C’était juste une plaisanterie. Je n’ai jamais menti. Je t’en prie, crois-moi.
‒ Tu me demandes de revoir mon jugement ?
‒ Oui, je ne te décevrai pas.
Je me suis entendue prononcer ces mots dans la précipitation, alors même que ma conscience me dictait la plus grande des mesures.
‒ Bon. Depuis que je te connais, tu n’as eu de cesse de me railler à propos de mon soi-disant caractère de dominant et de mon absence d’expérience. Or jusqu’à ton dérapage, tu t’es montrée un modèle d’obéissance à la hauteur de tes prétentions. Pourquoi ce comportement paradoxal ?
‒ En fait, je ne pensais pas que tu serais aussi dur. Je ne m’y attendais pas… J’ai juste été comme j’ai toujours été avec toi. Je n’ai pas compris que tu ne plaisantais pas.
‒ Je sais parfaitement tout cela, c’est évident. Alors ne me donne pas l’impression que tu ménages ta fierté en gagnant du temps, et réponds sans ambages à ma question.
J’accuse le coup.
‒ Oui, d’accord. Tu m’attires depuis que je discute avec toi, et encore plus récemment. Mais tu m’as toujours repoussée alors j’ai pris l’habitude de me moquer de toi.
‒ Bien.
Il reste stoïque, alors que je me demande à quelle sauce je vais être mangée. J’en perds tous mes moyens.
‒ Dans quel état d’esprit es-tu maintenant ?
‒ Je ne suis pas à l’aise.
Son expression change alors, et un léger sourire se dessine sur son visage. Il semble qu’une certaine empathie se dégage de lui à présent.
‒ Ça me plaît bien.
Je profite du calme qu’il m’octroie car je suis décontenancée. Moi qui pensais faire la rencontre de mon confident, je tombe des nues !
‒ Va faire un tour aux toilettes pour te repoudrer le nez. Ensuite, nous profiterons de ce lieu et de l’excellente cuisine que l’on y sert.
L’idée de manger un mets raffiné me met l’eau à la bouche, j’en souris d’avance. Et puis, il se trouve que sa proposition de passer aux toilettes tombe à merveille. Sans poser de question, je me lève pour m’y rendre, lorsque je le vois se pencher vers moi.
‒ Je te prie de revenir avec ton string dans la main, afin que tu puisses me le confier. Et si tu veux me faire plaisir, tu ne t’assiéras plus sur ta jupe, mais sur tes fesses à même le fauteuil.
Instantanément je sens mes joues s’empourprer ! Cela se voit tant que ça que j’en porte un ?
Je quitte rapidement le restaurant et me dirige vers les commodités. J’entre dans un cabinet pour y faire mes besoins et, en me déculottant, je découvre ce qui pouvait m’arriver de pire. Là, dans le fond de mon string, une petite tache de sang. Je m’y attendais, mais j’avais espéré que cela n’arriverait que demain. Comment faire…
De toute façon, Marc veut que je l’enlève et j’avoue que l’idée m’excite beaucoup, alors il faut que je me dépêche ! Toujours assise sur le siège des WC, j’enlève une botte, puis une jambe des collants. Je fais passer le string par-dessus ma jambe encore vêtue, puis le reste. Je m’essuie plus que de raison, afin d’éviter toute fuite sur le fauteuil de cuir du restaurant, mets un tampon que j’ai toujours dans mon sac à main, et me rhabille.
Par contre, je ne peux pas donner un string souillé à Marc.
Je décide de le laver.
Je fais donc ma petite lessive en priant pour que personne n’entre. Que va-t-il penser ? Oh, et puis zut ! Je suis une femme, ça s’explique ! Il peut bien comprendre !

Avec le sous-vêtement en boule dans ma main, afin de passer inaperçue dans la grande salle, je retourne à ma place.
Je n’oublie pas de lever ma jupe dont les pans, même retroussés, me cachent suffisamment pour qu’on ne devine pas au premier abord que j’ai les fesses à l’air. Une fois installée, il s’agit de ne plus bouger, afin d’éviter une catastrophe. Je reste droite alors que Marc tend sa main ouverte devant moi. J’y dépose le morceau de tissu qui se défripe légèrement. Il le prend et, tout en le défroissant, il l’étale sur le bord de la table.
Je guette les gens dans la salle, tout en essayant de me raisonner. Pourquoi ne serions-nous pas des vendeurs de lingerie ?
‒ Jolie pièce. J’ai le plaisir de constater que ce n’est pas trop plein de dentelle, comme tes congénères en raffolent souvent. Le soutien-gorge est assorti ? demande-t-il pendant qu’il joue avec.
J’essaie toujours de me persuader de l’innocence de s’amuser avec un string en public. De toute façon, qui peut savoir que c’est le mien ?
‒ Non… Je n’ai pas d’ensemble coordonné, dis-je dans un souffle.
Il le porte à son nez ! La surprise lui fait écarquiller les yeux et, d’étonnement, il sourit.
‒ Je pense que tu as eu ta part d’émotion forte pour la journée. Et puis je ne suis pas vraiment ton maître à cet instant. Je passe donc sous silence ce savonnage intempestif.
‒ Merci.
Je suis rassurée de ne pas avoir à m’expliquer.
‒ Bien. Le serveur est repassé pendant ton absence. J’ai pris la liberté de commander un cocktail pour toi.
‒ Merci. Qu’est-ce que c’est ? C’est joli.
‒ C’est le fond de culotte que tu n’as pas voulu me rapporter, dit-il content de lui, pendant que je reste dubitative.
À mon air, il devine que je suis un peu perdue, et m’explique qu’il s’agit d’un apéritif à base de Suze et de crème de cassis. Maintenant il parle de façon plus détendue et n’est plus autoritaire. Je retrouve le jeune homme que je connais et avec qui j’apprécie de pouvoir discuter. Je suis soulagée, même si je dois avouer qu’il a éveillé en moi une certaine curiosité, pour ne pas dire une excitation. J’apprécie le verre d’alcool qui me décoince un peu et, à l’arrivée de la carte, je suis impressionnée par les plats proposés. J’essaie tout de même de ne pas trop le montrer.
Mon interlocuteur est d’humeur joviale et nous passons un bon moment à discuter de nos vies respectives pendant que nous nous régalons. Cela me fait plaisir de voir notre complicité réapparaître.
Notre repas terminé, je refais un petit tour aux toilettes afin de vérifier que l’honneur est sauf, et je suis rassérénée lorsque j’en ressors.
Dehors, devant l’édifice majestueux, alors que j’ai endossé mon trench-coat et que j’ai remonté mon écharpe par-dessus mon nez, Marc, lui, est sorti sans manteau. Je suis étonnée et amusée de voir, qu’une main dans la poche, il ne se presse pas pour rentrer dans sa voiture. Il reste là, à me regarder avec un sourire au coin des lèvres.
‒ Qu’as-tu pensé de ce rendez-vous ?
Je suis très contente d’avoir fait sa connaissance, en personne cette fois. Mais son ton m’indique qu’il souhaite connaître mes intentions quant à la suite de notre relation. C’est sans trop y croire que je l’encourage, car ma pudeur féminine m’interdit de me dévoiler si rapidement.
‒ Je n’avais jamais mangé dans un restaurant aussi chic. Merci.
‒ Je suis ravi que ça t’ait plu, mais je ne te parle pas de ça et tu le sais bien.
‒ Oui.
‒ J’ai envie d’en savoir plus à ton sujet. Et toi ?
‒ Moi aussi.
‒ Malgré toute l’envergure de mon inexpérience, il me semble qu’il y a des choix qui se font de façon plus franche. Regarde-moi dans les yeux et assume ton choix. Dis-moi que tu veux être ma soumise ou séparons-nous bons amis.
En relevant la tête, je soutiens son regard et, d’une voix que je veux claire, je lui réponds.
‒ J’aimerais être ta soumise.
À peine l’ai-je dit que je me morfonds déjà de n’avoir pas pris le temps de la réflexion. Je me suis jetée dans ses bras ! Je baisse la tête aussitôt.
Il acquiesce et je sens sa main me caresser la joue. Ce contact me réchauffe le cœur et me fait fondre. Sa main glisse dans mon cou et descend sur ma nuque. Puis elle passe dans mes cheveux, les attrape et m’attire à lui. Toutes mes résistances tombent. Il approche son visage et colle ses lèvres aux miennes. Je m’abandonne complètement et, alors qu’il s’immisce, mes sens se réveillent comme d’une léthargie. Je lui rends son baiser tout en l’agrippant et, quand il me relâche, j’en reste électrisée.
Nous nous sourions.
‒ Tu vas rentrer chez toi et attendre. C’est moi qui te contacterai. À partir de maintenant, tu es à ma disposition. C’est clair ?
Il sort une enveloppe de la poche de sa veste et me la donne.
Elle est lourde.
‒ Prends le temps de lire et d’obéir à ces consignes. J’attends de toi que tu t’y conformes à la lettre. Je garde ton string en otage, je te le rendrai la prochaine fois.
Je ne peux réprimer un rire aux éclats.
Comme il ne dit plus rien, je m’en vais l’enveloppe à la main. Je marche tranquillement, puis me retourne pour voir s’il est parti de son côté, mais non. Il est toujours là, il me regarde faire mon chemin.
Lorsque je vais entrer dans la bouche de métro, je vérifie s’il est toujours devant le grand hôtel. C’est le cas. Je lui adresse un dernier signe de la main et descends les escaliers.
Assise dans la rame, je ne peux attendre davantage. Je décachette précipitamment la lettre et je découvre un CD-Rom à l’intérieur, ainsi qu’une lettre manuscrite :

 

L’extrait s’arrête là. 

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