Petite histoire d'un entrepreneur désabusé
Extrait
INTRODUCTION
Ma femme et moi avons vécu l’une des dernières grandes aventures possibles dans notre monde moderne : la création d’entreprise. Si, de ces quelques années, nous conservons de bons souvenirs et de la fierté, il nous reste aussi de l’amertume. Nous n’avons pas échoué, car notre expérience ne s’est pas soldée par une liquidation judiciaire. Au contraire, nous avons retiré de notre labeur un capital suffisant pour nous acheter une maison agréable, à la campagne. L’amertume que nous avons ressentie, et que nous ressentons encore aujourd’hui, est due à la masse des contraintes ainsi qu’au mépris auquel nous avons trop souvent été confrontés, en tant que chefs d’entreprise. C’est une chose qui nous a blessés, je l’avoue, d’avoir créé quatre emplois dans un pays miné par le chômage, et d’en tirer si peu de reconnaissance.
En 2010, pour les raisons dont je vais parler en détail, nous avons jeté l’éponge. Comme je l’ai dit, notre situation financière à l’issue de cette création s’en est trouvée améliorée, mais nous avons tout de même vécu cette expérience comme un échec. Sur le coup, le ressentiment et même la révolte qui nous habitaient n’étaient guère propices à faire le point sur ce qui nous était arrivé. Le temps aidant, nous avons pu en parler, échanger, et tirer plus sereinement les deux conclusions principales de toute cette histoire. Premièrement, l’essentiel de nos difficultés provient de la loi, je n’aurai de cesse de le montrer tout au long de mon histoire. Il y a, chez les Français, une forte propension à voir dans celle-ci une solution à tout et n’importe quoi. À cause de cela, nous en sommes arrivés à ce que le législateur ne règle plus rien, bien au contraire. Deuxièmement, nous nous sommes aperçus que l’immense majorité de la population ignore les problèmes réels auxquels sont quotidiennement confrontés les entrepreneurs, en particulier ceux qui ont des salariés. Les gens se doutent que c’est difficile, mais ils sont loin d’imaginer pourquoi et à quel point.
Ces deux constats, cumulés, amènent à un résultat désastreux. Les lois qui régissent la vie économique de notre pays sont votées par des gens qui, trop souvent, ne savent pas de quoi ils parlent. De ce fait, ils prennent des décisions à l’aveugle. Si je vise les députés et sénateurs de notre pays, l’ignorance touche aussi les électeurs, qui devraient avoir une connaissance minimale des réalités de notre économie.
En effet, j’ai eu la sensation que la plupart des gens avec qui nous avons discuté de notre expérience découvraient beaucoup de choses, quand ils ne tombaient pas des nues. C’est donc en tant que citoyen que je m’efforce de partager mon point de vue et mon expérience, pour ne plus avoir à me sentir coupable de ne pas avoir fait de mon mieux pour mon pays.
AVANT DE CRÉER NOTRE ENTREPRISE
Lorsqu’en 2004, ma femme et moi avons décidé de nous lancer, nous étions tous les deux salariés. Elle n’avait jamais été travailleuse indépendante, et si j’avais déjà créé une SARL et une SCI, je n’avais jamais été employeur. Cette expérience allait nous servir, bien sûr, mais elle n’allait pas nous mettre à l’abri des turpitudes à venir.
La plupart des erreurs que j’ai commises en devenant employeur étaient directement liées à la façon dont je percevais le monde du travail, avant. Jusque là, mon expérience de salarié m’avait donné des raisons de croire qu’un patron pense avant tout à exploiter ses employés, qu’il se comporte comme un voleur dès qu’il le peut, et qu’il oublie un peu trop de remplir ses obligations. Par ailleurs, ceux qui étaient censés défendre mes droits, c’est-à-dire les délégués du personnel ou les syndicats, me donnaient l’impression d’être au mieux des incapables, au pire des individus peu consciencieux.
Voici quelques exemples expliquant pourquoi j’avais ce point de vue sur les patrons :
La visite médicale d’embauche.
Chaque salarié est censé y passer avant même de commencer à travailler, or je n’ai pas le souvenir que ça me soit arrivé quand j’étais étudiant, pas même une seule fois ! Pourtant j’ai fait une bonne quinzaine de petits boulots, dans tous les domaines, aussi bien dans le privé que dans le public. Résultat, je me demande encore aujourd’hui si c’est obligatoire en dessous d’un certain âge, bien que je ne voie pas ce qui pourrait le justifier.
Sur les six ou sept emplois salariés que j’ai faits par la suite, jamais je n’ai eu à passer de visite médicale avant de commencer à travailler. La plupart d’entre elles ont été réalisées plusieurs semaines, voire plusieurs mois après mes prises de fonction. Dans une célèbre enseigne de magasin discount, on ne m’en a même pas parlé.
Dans ces conditions, et même si je m’en moquais, j’ai toujours commencé à travailler avec l’idée que mon employeur n’était pas correct, et qu’il ne respectait pas la loi. Intégrer une entreprise dans cet état d’esprit n’est pas la meilleure façon de commencer. D’ailleurs, il y a fort à parier que ce manquement, parmi d’autres, pousse certains salariés à adopter un état d’esprit du type :
– Puisque mon patron ne fait pas son boulot correctement, il ne pourra pas me reprocher d’en faire autant.
La fiche de paie.
C’est un document qui fait souvent deux pages, même lorsqu’il s’agit d’un salaire modique. Le but est de nous informer, mais c’est tout le contraire. Je mets au défi 99 % de la population de me donner la signification exacte de chacune des lignes de cotisation d’une fiche de paie. De plus, ces bulletins sont régulièrement faux ou incomplets. Or, qui les établit ?
Là aussi, j’ai vite estimé que mes employeurs prenaient cette obligation à la légère. Et même s’ils ne sont pas responsables de la forme illisible du document, ce sont bien eux qui prennent les décisions.
Les désaccords.
Tout salarié ayant un minimum d’expérience sait que les conflits entre employés et employeurs se règlent devant les prud’hommes. Et ce qui frappe, c’est que dans la grande majorité des cas, ces conflits se soldent par la condamnation du patron. Avant, je pensais que si les employeurs sont si souvent désavoués par la justice, c’est que non seulement ils sont en tort, mais qu’en plus ils doivent le savoir !
Les patrons n’étant pas les seuls à m’avoir donné une image négative, voici maintenant quelques exemples illustrant ce que je pensais des défenseurs des salariés, et des syndicats en particulier :
Le premier contact
La première fois que j’ai rencontré un syndicaliste, j’avais dix-huit ans. Je me souviens qu’en ce qui le concernait, le terme travailleur était mal venu. Ce type-là faisait de la présence, ça oui, mais de là à croire qu’il travaillait, il ne faut pas exagérer. Il avait d’ailleurs l’attitude d’un homme saoul du matin au soir, si bien qu’il aurait pu l’être sans que l’on puisse s’en apercevoir. À l’époque, j’étais jeune et il me faisait rire, mais maintenant, je me souviens qu’il était agent de surveillance au service de restauration des musées nationaux. Se trouvait là, stocké, un trésor inestimable, une accumulation de chefs-d’œuvre qui auraient mérité une attention plus soutenue. Alors évidemment, je n’ai pas de souvenirs de son action en temps que syndicaliste, mais ce que j’ai pu voir de lui m’a laissé une impression qui n’était pas convaincante.
En entreprise
La deuxième fois que j’ai été en contact avec les syndicats, c’était en 1998, lorsque j’ai intégré ma première entreprise. Le premier souvenir que j’en ai gardé, c’est l’affichage d’un tract annonçant la tenue d’un piquet de grève. N’y était indiqué ni l’heure ni l’endroit, si bien que cela m’a fait sourire.
Et puis j’ai compris l’ambiance délétère qui peut régner dans une entreprise lorsque, entre collègues, nous avons commencé à parler des élections des représentants du personnel. À l’époque, on m’a expliqué qu’elles se déroulaient en deux tours, et qu’il ne fallait surtout pas participer au premier. Lors de ce fameux premier tour, on ne pouvait voter que pour les représentants des cinq syndicats « historiques ». Ce que j’ai appris alors, c’est que ces organismes auraient gagné cet avantage grâce au rôle important qu’ils avaient joué dans la résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cela m’a fait réfléchir et voici grosso modo quelles ont été mes conclusions d’alors :
– Il y a plusieurs syndicats dans notre pays, mais tous n’ont pas les mêmes droits, alors que notre devise (Liberté, Égalité, Fraternité) prône l’égalité devant la loi.
– Ces syndicats ont gagné ces avantages pour des actes de bravoure dans la résistance, dont la plupart des membres sont morts depuis longtemps. C’est un peu comme si ces privilèges s’étaient transmis de génération en génération, comme dans une monarchie, finalement.
– Ces droits hérités leur donnent une prédominance en matière de droit du travail. Mais quel est le rapport avec les actes de bravoure dans la Résistance, aussi héroïques fussent-ils ?
En conséquence, j’ai décidé de ne pas aller voter au premier tour, et au second encore moins, parce que ce système n’avait rien de démocratique. Il avait même un petit air totalitaire stalinien qui était très, mais alors très éloigné de mes convictions. Quel que soit le gagnant de cette mascarade électorale, il n’avait aucune chance d’être représentatif de mes valeurs. De ce fait, je m’en suis totalement désintéressé, et à ma connaissance, rien n’a vraiment changé depuis.
Nos préparatifs
Ces différentes expériences, en tant que salarié, ont eu des conséquences sur la façon dont ma femme et moi avons envisagé de créer notre entreprise. Et notamment sur la manière dont nous comptions nous comporter quand nous serions employeurs. Nous ne voulions pas faire subir à nos futurs salariés ce que nous avions vécu jusque là. C’était un vœu pieux et quelque peu utopique, mais il n’était pas encore temps de nous en apercevoir. Avant cela, nous allions devoir nous préparer, l’aventure réclamant bien des sacrifices et des efforts.
Créer une entreprise, cela signifie avoir une bonne idée, en parler, faire un plan financier, travailler sur un argumentaire, etc. C’est aussi, et surtout, trouver de l’argent pour réaliser ce beau projet. En ce qui nous concerne, cela a consisté à faire des économies. Et nous partions de loin parce qu’avant de pouvoir mettre de côté le moindre centime, il fallait déjà que nous remboursions 6 000 euros empruntés deux ans auparavant à mes parents.
N’ayant pas d’enfants, gagnant 2 900 euros à deux, et ayant 900 euros de loyer en région parisienne, nous réussissions à économiser environ 800 euros par mois. Cela a nécessité de faire quelques sacrifices. En particulier, nous n’avons pas fait notre voyage de noces, et nous avons utilisé la cagnotte de notre mariage pour rembourser une partie de nos dettes. Cela nous a fait mal au cœur sur le coup, mais les quinze mois d’effort que nous avons consentis ont eu un effet positif qu’il est difficile d’envisager avant de l’avoir fait. En effet, après avoir économisé patiemment chaque euro au prix d’efforts importants, on dépense mieux. On fait plus attention. Et puis, une fois lancé, on se lève tôt le matin et l’on se donne à fond, parce qu’il devient inenvisageable d’avoir fait tout ça pour échouer.
Pour finir, compte tenu du fait que nous n’avions pu mettre de côté qu’environ 6 000 euros, et que cela ne suffisait pas, nous avons profité de la liquidation de la SCI familiale, et j’ai pu récupérer 44 000 euros de plus. Ils correspondaient au pécule qui me restait de ma première entreprise, que j’avais investi avec ma famille dans l’achat à crédit de deux appartements. Acquis en 2001 et revendus en 2005, nous avons eu la chance de faire une grosse plus-value.
Donc, en tout, ma femme et moi disposions de 50 000 euros pour nous lancer, mais ça ne suffisait toujours pas. Il a donc fallu que nous nous fassions licencier, pour avoir le droit de toucher l’équivalent du chômage pendant les débuts forcément difficiles de la création d’entreprise. À l’époque, il était possible de toucher le chômage quand on créait une entreprise, alors même que l’on ne cherchait pas de travail. C’était une aide qui nous était nécessaire.
C’est là que nous avons commencé à comprendre que nos belles et grandes idées vertueuses étaient certes sympathiques, mais qu’elles n’étaient pas en phase avec la réalité. En effet, nous n’avions pas le choix, il fallait absolument que nous touchions le « chômage créateur d’entreprise », sinon notre projet n’était pas viable. Seulement, pour y avoir droit, il faut être licencié, ce qui peut paraître logique de prime abord, mais qui ne l’est pas tant que ça.
En effet, quand on a un projet de création d’entreprise et que l’on est salarié, on devrait logiquement démissionner, puis se lancer. Mais si on fait ça, on n’a aucune aide. Par contre, si on se fait licencier, on a droit aux allocations. Et c’est là que ça ne va pas. L’aide n’a rien à voir avec le fait d’avoir un projet ou pas. Si on se fait virer, et que l’on monte une boite à toute vitesse, sans avoir construit sérieusement un projet, l’État français verse généreusement le chômage créateur d’entreprise. Pourtant, dans ces circonstances, on a toutes les chances de se planter. Par contre, si on a tout prévu et que ça fait des mois qu’on économise, eh bien non ! On ne sera pas aidé. Dans ce système, tout donne l’impression que pour gagner les faveurs de l’État providence, il faut avant tout être malheureux et partir perdant.
Ma conclusion vous fait peut-être rire, et en effet elle est un brin exagérée, mais sur le coup, c’est comme ça que nous l’avons pris. Je suis sûr que c’est également ainsi que nos patrons l’ont pris, parce que notre démission ne leur aurait rien coûté, alors que notre licenciement n’a pas été gratuit. Encore qu’il n’a pas coûté si cher, parce que nous avions à peine plus d’un an d’ancienneté. Peut-être n’auraient-ils pas accepté si facilement si nous avions été leurs salariés depuis plus longtemps.
Ceci dit, ils n’avaient pas vraiment le choix. Ils auraient pu se braquer et refuser de nous licencier, mais face à un salarié qui n’a pas le choix, un patron sait bien qu’il a plus à perdre à vouloir obtenir une démission, que le coût d’un licenciement. La démotivation revient cher aux entreprises, et malheureusement, un employé déterminé à se faire virer pourra faire toutes les pseudos erreurs du monde. Il sera très difficile de prouver sa malveillance, et la seule arme que l’on a contre lui, c’est le licenciement. Pas de bol, c’est justement ce qu’il désire !
Et c’est précisément là que le bât blesse. Celui qui n’a pas de scrupules pourra être licencié et verra ses espoirs comblés. Au contraire, celui qui se montrera vertueux démissionnera comme il le doit, mais il n’y gagnera rien.
Contrairement à mes grandes idées initiales, j’ai commencé la création de notre entreprise en laissant de côté la vertu, et j’ai obtenu mon licenciement. Je n’ai pas eu à être désagréable d’ailleurs, parce que mon patron, qui n’était pas un imbécile, a bien compris qu’il aurait perdu plus que ma prime de licenciement s’il n’avait pas accepté.
Je ne suis pas fier de cela, mais ne pas le dire reviendrait à cacher une partie de la vérité. C’est comme cela que se passent les choses en France, sauf à faire partie d’une minorité de nantis.
Petit aparté : Les aides à la création d’entreprise :
Elles sont légion, mais dès qu’on se penche un peu dessus, on s’aperçoit que leur mode d’attribution est ubuesque. En 2025, il en existe encore énormément. La plupart sont à la fois ridiculement faibles et soumises à l’acceptation d’un dossier trop compliqué à monter au regard de l’avantage consenti.
Par exemple, j’ai trouvé une subvention régionale des Pays de la Loire soumise à dépôt de dossier, qui vous accorde 200 euros si vous faites appel à un professionnel pour vous accompagner. Évidemment, ce professionnel vous coûtera bien plus que 200 euros.
En fin de compte, et sauf cas particulier, seules la perception des droits au chômage pendant la création d’entreprise et, de mémoire, l’exonération des charges sociales (dispositif que je n’ai pas utilisé) sont réellement intéressantes pour une petite entreprise en création.
LA CRÉATION
Afin de raconter le parcours du combattant qui nous a permis de démarrer notre activité, il est nécessaire d’expliquer quel était notre projet.
L’extrait s’arrête là.
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